Mes ateliers en maison de retraite…

Il y a les enfants, plusieurs fois par semaine. Leurs bouilles joyeuses, leurs sourires édentés (« et tu sais, la petite souris, elle m’a amené dix euros! »), leurs petites mains sales après les ateliers, leurs remarques innocentes et si drôles (« tu es ‘bielle’, toi, même avec ton maquillage! »), leurs dessins pleins de couleur et leur immense appétit de vivre. Les bébés, une fois par mois. Les adultes de l’Hôpital de Jour, une fois tous les quinze jours. Et puis, il y a les « résidents », ceux que mon chef appelle « vos petits vieux », ceux que je retrouve deux fois par mois à la maison de retraite (ou EHPAD, si on s’en tient à son triste acronyme administratif, qui signifie « Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes »). C’est à propos d’eux que je voulais écrire aujourd’hui.

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Il y a deux ans et demi, déjà, je franchissais les portes de la maison de retraite de la petite ville où je venais d’être engagée comme responsable du musée : je souhaitais rencontrer les deux animatrices de l’établissement afin de discuter avec elles des solutions possibles pour « amener le musée » aux résidents. La démarche me paraissait très importante : fraîchement émoulue de la faculté, j’avais à cœur d’appliquer au maximum les préceptes de mes enseignants. La démocratisation culturelle passerait forcément par moi, et elle allait commencer avec les résidents, ce public que je ne connaissais pas du tout mais qui, j’en étais persuadée, ne devait pas être plus difficile à atteindre qu’un autre. Et puis il y a eu le premier face à face, le premier atelier, et je me suis sentie très bête. Toutes mes idées préconçues se sont envolées d’un coup, et j’ai compris que mes grandes visions de musée et de culture pour tous s’arrêtaient là où commençaient la maladie, les douleurs, la vision troublée, les doigts déformés par l’arthrose, et parfois, la détresse d’oublier qui on est et pourquoi on est assis là, au milieu des autres qui nous renvoient, comme dans un miroir déformant, l’image de notre propre vieillesse.

Ils étaient tous si contents de me voir… non pas parce que j’allais leur proposer une activité nouvelle, mais bien parce que je venais pour eux, et que pour certains, ce genre de visites se faisait rare. Ils m’ont accueillie avec chaleur, ils m’ont souri, ils m’ont parlé, et à la fin de cette toute première séance, une vieille dame m’a serré la main et m’a dit : « Merci ». J’ai ramassé mon matériel pendant que les animatrices accrochaient les réalisations au mur, des variations autour du thème du bouquet de fleurs. J’avais cherché des inspirations pour ce premier atelier, mais rien de concluant n’était ressorti de ma recherche Google, « Ateliers artistiques pour personnes âgées » : alors, comme j’aurais fait pour un public d’adultes en pleine possession de leurs moyens, j’avais amené de belles boîtes de pastels toutes neuves, des feuilles blanches, et des modèles : Van Gogh, Monet, Matisse… en toute simplicité.

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J’ai terminé ce premier atelier à la fois très heureuse des réactions positives des résidents, et fâchée contre moi-même de n’avoir pas su anticiper les problématiques de ce nouveau public : la fatigue rapide, le manque de motricité fine, la vision basse, l’audition défaillante, la compréhension plus difficile. Je me suis promis d’apprendre. J’ai beaucoup lu, j’ai regardé des documentaires et j’ai observé les animatrices, surtout la merveilleuse Mlle D : son sourire lumineux, ses paroles rassurantes, sa façon d’étreindre les épaules d’un résident anxieux, ses encouragements. J’ai discuté avec la psychologue de l’établissement, une autre très belle personne. Mon admiration pour les soignants, pour les aidants, pour ces gens qui se battent au quotidien afin de soulager nos aînés, a commencé à grandir, et continue à croître aujourd’hui. J’ai fait des erreurs, j’ai hésité, je me suis cassé la tête pour proposer de nouvelles choses et pour les adapter à chacun. J’ai appris, petit à petit.

Aujourd’hui, l’EHPAD, c’est ma bulle d’oxygène, mon carburant, ma petite bouffée d’air quand je suis un peu plus fatiguée et que ma famille me manque plus que d’habitude. Chez ces personnes aux pathologies aussi variées que leurs qualités intrinsèques, je retrouve un peu de mes grands-mères, elles-mêmes en établissements à quatre cent kilomètres de là. Avec ces aînés si fatigués par les ans, mais si riches en même temps de leurs expériences respectives, j’échange et j’évolue.

J’ai appris à connaître les résidents de mon petit groupe, jamais plus d’une quinzaine à chaque séance. Il y a Mme V, si attentive aux autres et si appliquée malgré sa mauvaise vue. Mme C, qui salue mon arrivée avec des cris de joie, affiche une prédilection marquée pour le coloriage, et ruse avec moi dès que je lui demande quelque chose de trop difficile, en prétextant que ses yeux lui jouent des tours, et qu’elle n’y arrivera « jamais ». M.L, qui m’appelle « ma fille », se débrouille tout seul, et en profite pour dragouiller gentiment les présentes. Mme B, qui me raconte ses voyages dans le sud avec son mari, son léger regret de n’avoir eu que des garçons. Mme F aussi, si fragile, qu’un AVC  a laissée à moitié paralysée.

Tous ont commencé à travailler dès l’adolescence, comme bonnes à tout faire ou ouvriers (la plupart dans le textile ou dans la confection, les incontournables de la région) ; ils ont surmonté décès, maladies, pertes d’emploi, déménagements, avec courage et espoir en l’avenir. Embellis par leurs stigmates, auréolés par leurs luttes, ils sont ici en attente ; cette parenthèse que fut leur vie, certains ont hâte de la refermer. Pourtant, malgré la lassitude et les douleurs, les ateliers sont des moments d’échange et de bonheur. Les gestes sont ralentis, souvent hésitants et imprécis, mais la fierté s’exprime, devant la réalisation achevée, dans les sourires, les regards, la gestuelle. Et qu’importe, au fond, si les essais se révèlent infructueux ; l’échange qui s’est instauré n’en reste pas moins précieux et signifiant.

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Parfois, pourtant, il y a des échecs. Des visages fermés, des regards fuyants, des blocs de mauvaise volonté dirigés, en vrac, contre l’institution, la famille, la vie en général. Il y a les jours douloureux, le froid, la pluie, la jambe cassée un soir de réveillon, l’épaule luxée dans une chute contre un montant du lit. Dans ces cas-là, je n’impose rien, je me fais plus petite, j’essaye de ne pas trop déranger. Il n’y a pas de solution miracle, même s’il y a parfois des moments de grâce.

« La vieillesse, vous savez, c’est un naufrage », me murmure parfois Mme V. Avec mes petits crayons et mes boîtes de peinture, je dois avoir l’air bien démunie et bien impuissante face aux pathologies de certains ; mais je continue à proposer mes couleurs dérisoires avec le sourire, parce qu’au fond, je sais que le processus créateur, même s’il ne soulage pas toujours, a quand même sa raison d’être. Paradoxalement, depuis que j’ai commencé mes ateliers en EHPAD, j’ai moins peur de vieillir, et je n’appréhende plus la perspective de la mort de la même façon. Je crois qu’au fond, j’ai grandi.

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